Suzanne GESSNER : pourriez-vous nous retracer brièvement votre parcours ?
Puisque je trouve toujours un peu fastidieux les récits de vie année par année, je vais vous épargner mes croisades et je vais simplement tâcher de vous parler de ce qui a déterminé le déroulement de ce que j’ai fait. Comme beaucoup, j’ai commencé le violon assez tôt, à 5 ans, et cela ne m’a pas paru difficile. J’aimais bien ça mais j’aimais aussi beaucoup tout ce qui concernait mes études, et cela est une de mes grandes caractéristiques : j’ai toujours été autant passionnée par la musique que par les études que je faisais.
Je dois dire que j’ai eu la chance d’avoir de très bons professeurs, ce qui n’est pas négligeable dans un parcours. J’ai eu d’abord M. HAERRIG, puis Mme LEFEVRE, tous deux à Strasbourg, et Pierre DOUKAN ensuite. Assez vite la question du choix a été un gros problème car j’ai quand même continué en parallèle le violon et des études assez poussées en faculté de médecine, ce qui m’a du reste été très utile ultérieurement dans mon enseignement.
Dès lors que le choix du violon a été fait, j’ai passé des concours d’orchestre et j’ai fait partie de l’orchestre de Strasbourg avec Alain LOMBARD, puis de Bordeaux-Aquitaine avec Roberto BENZI. Tout en étant heureuse d’avoir découvert un répertoire et d’avoir vécu ces expériences de vie au sein d’un orchestre, je me suis rendue compte au bout de quelques années que ce n’était pas exactement ce que j’aimais et que j’avais envie d’autre chose.
J’ai donc passé mon CA et c’est là qu’a commencé pour moi la grande aventure. J’ai commencé un métier que je ne connaissais pas : j’avais bien donné dès 20 ans occasionnellement des cours, mais ce n’était pas réellement ce que l’on appelle enseigner. Je parle de " grande aventure" car j’arrivai en 1976 au CNR de Nantes qui se remodelait complètement, avec un directeur (André CAUVIN) qui voulait reconstruire tout ce qui concernait les cordes. C’est ainsi que je me suis retrouvée avec une classe de ... 30 débutants ! Cela a été une découverte incroyable, à la fois passionnante et très difficile, à raison de longues heures par semaine de cordes à vide et de premiers pas en tous domaines pour les élèves... et pour moi-même bien sûr.
C’était en quelque sorte une pépinière : la classe était ouverte aux enfants entre 5 et 8 ans, on les gardait en stage pour une période transitoire de 2 ou 3 mois. Le conservatoire offrant de nombreuses possibilités, les enfants qui ne continuaient pas le violon après cette période n’étaient pas rejetés mais suivaient d’autres activités. Quant aux autres, on était sûr qu’en y mettant le temps et l’énergie ils arriveraient à faire du violon mais surtout de la musique. Tous ces enfants participaient également très vite à des classes d’orchestre très bien faites, ce qui était un plus énorme dans leur motivation.
J’ai fait cela pendant 8 ans, ce qui m’a permis de suivre des personnalités très différentes dans toutes les étapes du cheminement d’un violoniste, du 1er jour jusqu’en Préparatoire Supérieur, et il y a parmi eux aujourd’hui un certain nombre de professionnels. Tout ceci m’a donné une précieuse et irremplaçable expérience. Je dois quand même dire que pendant cette période, ce qui m’a manqué, c’est de ne pas avoir pu jouer plus (je faisais un peu d’orchestre à l’orchestre de Nantes et de la musique de chambre, mais c’était insuffisant). C’est pourquoi je suis ensuite allée au CNR de Besançon où là j’avais un poste jumelé de violon solo de l’orchestre de chambre et de professeur au conservatoire.
Enseigner est passionnant mais on ne peut pas faire que ça et je regrette cette tendance à la séparation du métier de musicien de celui d’enseignant. Il me semble que ce sont deux choses interdépendantes et nécessaires l’une à l’autre. L’époque où existaient des emplois dits réservés où orchestre et enseignement s’équilibraient est hélas très loin puisque aujourd’hui on parle d’interdiction de cumul.
Je me rends compte finalement que j’ai réellement appris ce métier sur le terrain en partant de rien. Cette expérience de création de classe a été extraordinaire, j’ai appris énormément avec les élèves : il y a autant de personnalités différentes que d’élèves. Mais bien sûr il faut beaucoup de patience et de rigueur. Il faut les rendre indépendants certes, mais il faut surtout donner beaucoup.
Actuellement j’enseigne au Conservatoire Supérieur de Paris-CNR et au CNR de Boulogne-Billancourt. Au CNR de Paris je m’intéresse plus particulièrement à des enfants jeunes car j’aime à croire que l’on peut avoir des aptitudes pour le violon, le travailler extrêmement sérieusement et être quand même équilibré dans sa vie scolaire et psychologique. Le but n’est pas de former des petits génies mais de donner à ces jeunes le plus rapidement possible le maximum d’atouts car on va vers une génération qui joue de mieux en mieux, de plus en plus jeune et l’on ne peut plus s’offrir le luxe de commencer à travailler son violon à 18 ans.
Comment le violon est-il entré dans votre vie ?
La réponse est assez simple : mes frères et s�urs jouaient tous d’un instrument parce que nos parents avaient fait de la musique et que cela faisait partie de notre vie, c’était naturel.
Quels sont les temps forts qui ont marqué l’enseignement que vous avez reçu ?
Il y a eu entres autres mon séjour à l’Université de Michigan et des rencontres : des master-class faites par David OISTRAKH, des cours de musique de chambre avec Joseph CALVET ou la rencontre avec Yehudi MENUHIN qui m’a beaucoup éblouie par son charisme. Ce sont des moments marquants, passionnants et inoubliables.
Enseigner à votre tour, cela allait de soi ?
Oui, cela m’intéressait, m’attirait, sans doute par la richesse et la diversité du "matériau" et si l’objectif est toujours le même il faut emprunter des chemins toujours différents selon les élèves : c’est toujours nouveau, toujours autre chose. C’est un métier passionnant et extrêmement riche : le but en soi ce n’est pas le violon c’est la musique. Du reste un conservatoire apporte une formation complète et il me semble difficile de former un musicien en cours particuliers. On est parfois frustré de ne pas avoir plus de temps d’échange avec nos élèves. De ce point de vue, ce qui se passe en Allemagne et en Angleterre est très intéressant car l’enseignement musical n’est pas forcément professionnalisant et il forme de très bons amateurs éclairés et équilibrés qui de plus constitueront un public de qualité ; nous avons aussi à notre poste d’enseignant une responsabilité quant à la formation des publics futurs.
Le contexte musical et éducatif a considérablement changé au cours des dernières années. Comment l’avez-vous personnellement ressenti et vécu ?
J’ai ressenti un assainissement général au niveau de l’enseignement des bases du violon : il y a 25 ans on voyait des choses terriblement différentes et pas toujours excellentes, notamment dans l’installation des très jeunes élèves. Je trouve que cela s’est beaucoup amélioré, il y a une formation des jeunes professeurs qui s’est faite, et l’on voit maintenant des choses plus égales, plus saines, mieux faites, et les enseignements dispensés dans les conservatoires sont plus équilibrés (orchestre, musique de chambre, analyse, etc...). Si l’on regarde à un niveau supérieur je trouve l’évolution très positive car comme je le disais on voit des jeunes qui jouent de mieux en mieux, avec cependant un bémol en ce qui concerne les débouchés qui ne sont pas en rapport avec la qualité de la formation de cette jeune génération.
Des satisfactions, des regrets ?
La grande satisfaction c’est de savoir que certains de nos élèves sont des adultes bien dans leur peau, équilibrés et heureux de faire ce qu’ils font, de voir le chemin parcouru, et de se dire qu’on y a un peu contribué. Je n’ai pas de regrets... le seul serait peut-être de ne pas vivre assez longtemps pour faire encore beaucoup de choses très intéressantes ! Non vraiment, pas de regrets, mais je dois dire que je fais partie d’une génération qui avait " le choix ". Aujourd’hui, les possibilités sont plus restreintes.
Les perspectives et souhaits d’avenir ?
Je voudrais des gens heureux de faire du violon mais surtout de faire de la musique et qu’on ait le temps d’enrichir les élèves tous azimuts. J’aimerais disposer de plus de temps pour que les choses s’élargissent et deviennent plus interdisciplinaires, qu’on échange davantage. Le problème c’est qu’il faut aller vite, les programmes et les concours rythment nos années, il faudrait donc pouvoir don-ner du temps au temps.